Nouvelles découvertes dans la vie intérieure (I) "La première vraie prière de fils de Dieu"

Le sens de la filiation divine change tout, comme il a changé la vie de saint Josémaria lorsque celui-ci a découvert ce nouvel horizon, presque par surprise.

« Le moment est venu, mes enfants, de nous engager toujours plus sur des “chemins de contemplation” au milieu du monde. » [1] C’est en ces termes que le Prélat de l’Opus Dei a signalé l’une des priorités du moment présent. L’apostolat des chrétiens est et doit toujours être, « une surabondance de notre vie intérieure » [2]. Car, d’une part, il consiste à communiquer précisément cette Vie ; et, d’autre part, parce que pour proposer la foi au monde il faut la comprendre et la vivre en profondeur. Il s’agit, en définitive, comme saint Josémaria nous l’a indiqué, « de pénétrer dans la profondeur de l’amour de Dieu, pour pouvoir ainsi, par notre parole et par nos œuvres, le montrer aux hommes » [3].

Il ne suffit pas d’être enfants de Dieu mais encore faut-il que nous nous sachions enfants de Dieu, de sorte que notre vie s’imprègne de cette conscience.

Cette voie vers l’intérieur possède une particularité. Elle ne va pas d’un endroit connu à un autre inconnu mais consiste plutôt à approfondir ce qui est déjà connu, ce qui nous semble évident à force de l’avoir entendu. Nous découvrons alors quelque chose de déjà connu mais qui est maintenant perçu avec une force et une profondeur toutes nouvelles. Saint Josémaria évoque cette expérience en parlant de différentes « Méditerranées » (nouvelles découvertes) qui se sont ouvertes à ses yeux de manière inattendue. Ce qu’il dit, par exemple, dans ce point de Forge :

« Dans la vie intérieure, comme dans l’amour humain, il faut se montrer persévérant à tout prix. Oui, tu dois méditer souvent sur les mêmes sujets, en insistant jusqu’à ce que tu découvres une autre fois l’Amérique.

— Et comment se fait-il que je n’aie pas vu cela plus tôt, aussi clairement, te demanderas-tu avec surprise ? — Tout simplement, parce que nous sommes parfois comme les pierres, qui laissent l’eau glisser, sans en absorber une seule goutte.

— C’est pourquoi il est nécessaire de revenir sur le même sujet — en fait ce n’est pas le même — pour nous imprégner des bénédictions de Dieu. » [4]

« Revenir sur le même sujet » cherchant à nous ouvrir à toute sa richesse et découvrir ainsi que « en fait ce n’est pas le même ». Voilà sur quel chemin de contemplation nous sommes appelés. Il s’agit de sillonner une mer qui, à première vue, ne comporte aucune nouveauté, car faisant déjà partie de notre paysage quotidien. Les Romains appelaient la Méditerranée Mare nostrum : c’était une mer bien connue, ayant habituellement une place dans leur vie. Saint Josémaria emploie l’expression castillane « découvrir des Méditerranées » (redécouvrir l’Amérique), étant donné que si nous allons au large des mers censées être bien connues, des horizons amples et insoupçonnés peuvent cependant s’ouvrir à nos yeux. Nous pouvons alors dire au Seigneur avec sainte Catherine de Sienne : « Vous êtes une mer sans fond où plus je me plonge, plus je vous trouve, et plus je vous trouve, plus je vous cherche encore. » [5]

Ces découvertes répondent aux lumières que Dieu accorde quand il veut et comme il veut. Cela dit, c’est aussi par notre considération réfléchie que nous nous sommes à même de recevoir ces lumières de Dieu. « Un homme qui se trouvait d’abord dans l’obscurité, en voyant soudain le soleil, a le regard éclairé et voit clairement ce qu’il ne voyait pas auparavant : ainsi celui qui a l’avantage de recevoir le Saint-Esprit a l’âme illuminée. » [6] Dans les prochains éditoriaux nous allons passer en revue certaines « découvertes » que saint Josémaria a faites dans sa vie intérieure, afin de « pénétrer dans la profondeur de l’amour de Dieu ».

Abba, Pater !

Une conviction était très fortement enracinée chez les premiers chrétiens, à savoir qu’il est possible de s’adresser à Dieu comme des enfants bien-aimés. Jésus lui-même leur avait dit : « Vous donc, priez ainsi : Notre Père qui es dans les cieux… » (Mt 6, 9). Il s’était présenté aux Juifs comme le Fils bien-aimé du Père et avait appris à ses disciples à faire comme lui. Les apôtres l’avaient entendu s’adresser à Dieu avec le terme que les enfants hébreux employaient pour s’adresser à leur père. Après avoir reçu l’Esprit Saint, eux aussi ont commencé à employer la même formule. Il s’agissait de quelque chose de radicalement nouveau par rapport à la piété d’Israël. Or, saint Paul y fait allusion comme si c’était quelque chose de commun et de connu de tous : « Vous avez reçu un esprit de fils adoptifs qui nous fait nous écrier : Abba ! Père ! L’Esprit en personne se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu » (Rm 8, 15-16). Cette conviction les remplissait de confiance et leur donnait une audace insoupçonnée : « Enfants, et donc héritiers ; héritiers de Dieu, et cohéritiers du Christ » (Rm 8, 17). Jésus est non seulement l’Unique-Engendré du Père mais aussi le premier-né d’une multitude de frères (cf. Rm 8, 29 ; Col 1, 15). La Vie nouvelle, apportée par le Christ, se présentait à ses yeux comme une vie d’enfants aimés de Dieu. Ce n’était pas une vérité théorique ou abstraite, mais quelque chose de réel qui les comblait d’une joie débordante. Une preuve claire en est le cri de l’apôtre saint Jean dans sa première lettre : « Voyez quelle manifestation d’amour le Père nous a donnée pour que nous soyons appelés enfants de Dieu. Et nous le sommes ! » (1 Jn 3, 1).

La paternité de Dieu, son amour absolument singulier et tendre pour chacun de nous, voilà quelque chose que nous autres chrétiens avons appris dès notre enfance. Néanmoins, nous sommes appelés à le découvrir de façon personnelle et vivante, de sorte que cette découverte transforme notre rapport à Dieu. Ce faisant, un horizon de paix et de confiance s’ouvre à nos yeux, un horizon immense que nous pouvons approfondir tout au long de notre vie. Pour saint Josémaria, ce fut une découverte inattendue : l’ouverture soudaine d’un panorama qui se trouvait en réalité caché dans une réalité qu’il connaissait déjà bien. C’était l’automne 1931, et il s’en souvenait encore des année plus tard : « Je pourrais vous dire même quand, même le moment, où s’est produite cette première vraie prière de fils de Dieu. J’avais appris à l’appeler Père dans le Notre Père, depuis mon enfance ; cependant sentir, voir, admirer ce dessein de Dieu que nous soyons ses enfants…, dans la rue et dans un tram, une heure, une heure et demie, je ne sais pas ; il me fallait crier : Abba, Pater ! » [7].

Saint Josémaria évoque cette expérience en parlant de différentes «Méditerranées» (nouvelles découvertes) qui se sont ouvertes à ses yeux de manière inattendue.

Au cours des mois qui ont suivi, saint Josémaria est revenu maintes fois sur la question. Par exemple, il notait lors de la retraite qu’il a faite un an plus tard : « Premier jour. Dieu est mon Père. — Et je ne sors pas de cette considération » [8] La journée tout entière passée à considérer la paternité de Dieu ! Il est vrai que, d’entrée, la durée d’une telle contemplation a de quoi nous surprendre, mais, en réalité, elle traduit la profondeur avec laquelle l’expérience de la filiation divine est restée ancrée en lui. Nous aussi, nous devons faire preuve d’entrée, dans nos moments de prière et plus en général en nous adressant à Dieu, d’un abandon plein de confiance et de gratitude. Or, pour que nos relations avec Dieu prennent concrètement cette forme, il convient une fois de plus de découvrir personnellement qu’il a voulu être notre Père.

Qui est Dieu pour moi ?

Comme saint Josémaria, nous avons probablement appris dès notre petite enfance que Dieu est Père, mais il nous reste peut-être encore un bon bout de chemin à parcourir pour vivre dans toute sa radicalité notre condition de fils. Comment faciliter cette découverte ?

Premièrement, pour découvrir la paternité de Dieu il faut souvent restaurer son image authentique. Qui est-il pour moi ? Consciemment ou inconsciemment, certains voient Dieu comme quelqu’un qui impose des lois et annonce des punitions pour ceux qui ne les accompliront pas ; quelqu’un qui s’attend à être obéi et se fâche devant toute désobéissance ; en un mot, un Maître dont nous ne serions que des sujets contraints et forcés. Dans d’autres cas, y compris pour certains chrétiens, Dieu est fondamentalement perçu comme le motif pour lequel il faut bien se tenir. Il est vu comme la raison pour laquelle chacun de nous va là où il ne voudrait pas aller mais où il doit toutefois aller. Cependant, Dieu « n’est pas un maître tyrannique, ni un juge rigoureux et impitoyable : c’est notre Père. Il nous parle de nos péchés, de nos erreurs, de nos manques de générosité ; mais c’est pour nous en libérer, pour nous promettre son Affection et son Amour. » [9]

La difficulté pour comprendre que « Dieu est Amour » (1 Jn 4, 8) est due parfois à la crise que connaît la paternité dans différents pays. Nous l’avons peut-être constaté en parlant avec des amis ou des collègues : leur père ne suscite pas en eux de bons souvenirs et un Dieu qui est Père ne les attire pas outre mesure. En leur proposant la foi, il est bon de les aider à voir que la souffrance provoquée par ce manque affectif traduit les racines profondes de la paternité dans leur cœur : une paternité qui les précède et les appelle. Un ami, un prêtre, peuvent les aider, en étant proches d’eux, à découvrir l’amour du « Père de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom » (Ep 3, 14) et à faire l’expérience de la tendresse de la « vocation de garder » [10] qui palpite à l’intérieur de tout un chacun et se fraye un chemin chez le père ou la mère qu’ils sont déjà ou qu’ils souhaiteraient être un jour. C’est ainsi qu’ils peuvent découvrir au fond de leur âme le visage authentique de Dieu et de quelle manière nous ses enfants nous sommes appelés à vivre, en nous sachant regardés par lui avec une immense affection. Car un père n’aime pas son fils pour ce qu’il fait, pour ses réalisations, mais simplement parce qu’il est son fils. En même temps, il le lance dans le monde et essaye de tirer le meilleur de lui mais toujours compte tenu de l’immense valeur qu’il a à ses yeux.

Un père n’aime pas son fils pour ce qu’il fait, pour ses réalisations, mais simplement parce qu’il est son fils.

Cette pensée peut nous être utile, en particulier à l’heure de l’échec ou lorsque l’écart entre notre vie et les modèles que nous présente le monde dans lequel nous vivons pourraient nous amener à avoir une piètre idée de nous-mêmes. « C’est notre “stature”, c’est notre identité spirituelle : nous sommes les enfants aimés de Dieu, toujours. […] Vivre insatisfait et penser négatif signifie ne pas reconnaitre notre identité la plus vraie : c’est comme se tourner d’un autre côté tandis que Dieu veut poser son regard sur moi, c’est vouloir éteindre le rêve qu’il nourrit pour moi. Dieu nous aime tels que nous sommes, et aucun péché, défaut ou erreur ne le fera changer d’idée. » [11]

Nous rendre compte que Dieu est Père va de pair avec le fait de se laisser regarder par lui comme des enfants bien-aimés. Ainsi, nous comprenons que notre valeur ne dépend pas de ce que nous avons, nos talents, ni de ce que nous faisons, nos succès, mais de l’Amour qui nous a créés, qui a rêvé de nous et nous a élus « dès avant la fondation du monde » (Ep 1, 4). Devant la froide idée que le monde contemporain se fait parfois de Dieu, Benoît XVI a voulu rappeler dès le début de son pontificat que « nous ne sommes pas le produit accidentel et dépourvu de sens de l’évolution. Chacun de nous est le fruit d’une pensée de Dieu. Chacun de nous est voulu, chacun est aimé, chacun est nécessaire. » [12] Est-ce que cette idée a réellement une incidence sur notre vie quotidienne ?

L’espérance confiante des enfants de Dieu

Saint Josémaria rappelait souvent aux fidèles de l’Opus Dei que « le fondement de notre vie spirituelle est la conscience de notre filiation divine » [13]. Il comparait cette conscience au « fil qui relie les perles d’un merveilleux collier. La filiation divine est le fil et c’est en lui que se sertissent toutes les vertus, étant les vertus d’un fils de Dieu » [14]. Voilà pourquoi il est capital de demander à Dieu de nous faire faire cette découverte qui soutient et donne forme à notre vie spirituelle tout entière.

Le fil de la filiation divine se traduit par une « « attitude d’abandon et d’espérance » [15], l’attitude caractéristique des enfants, spécialement s’ils sont encore tout-petits. C’est pourquoi dans la vie et dans les écrits de saint Josémaria la filiation divine allait souvent de pair avec l’enfance spirituelle. Il est sûr que l’enfant qui apprend à monter à vélo n’a cure de ses chutes répétées. Elles n’auront pas d’importance aussi longtemps qu’il verra son père tout près de lui, qui l’encourage à faire une nouvelle tentative. C’est en cela que consiste son abandon plein d’espérance : « Papa, je ne peux pas… Vas-y ! »

Nous savoir fils de Dieu est aussi l’assurance où nous pouvons nous appuyer pour mener à bien la mission que le Seigneur nous a confiée. Nous aurons les mêmes sentiments que ce fils à qui son père dit : « Mon enfant, va-t’en aujourd’hui travailler à la vigne » (Mt 21, 28). Il se peut que, dans un premier temps, nous manquions d’assurance ou que nous ayons mille et une autres pensées de toute sorte. Mais nous considérerons aussitôt que celui qui nous le demande c’est notre Père et qu’il nous marque par-là une immense confiance. Comme le Christ, nous apprendrons à nous abandonner entre les mains du Père et à lui dire du fond du cœur : « Pas ce que je veux, mais ce que tu veux ! » (Mc 14, 36). Par sa vie, saint Josémaria nous a appris à nous comporter de cette façon, à l’image du Christ : « Au fil des années, j’ai tâché de m’appuyer sans défaillir sur cette réalité si encourageante. Ma prière, en toute circonstance, a toujours été la même, à quelques nuances près. Je lui ai dit : Seigneur, c’est toi qui m’as placé ici ; toi qui m’as confié ceci ou cela, et moi, j’ai confiance en toi. Je sais que tu es mon Père, et j’ai toujours observé que les tout-petits ont une confiance totale en leurs parents. » [16] Il est indéniable que des difficultés existeront toujours. Mais nous les affronteront, sûrs que ce Père tout-puissant se tient à nos côtés, près de nous, et qu’il veille sur nous quoi qu’il puisse arriver. Il mènera à bien nos projets qui, au bout du compte, sont son œuvre ; il s’y prendra peut-être autrement mais avec plus d’efficacité. « Quand tu t’abandonneras vraiment entre les mains du Seigneur, tu apprendras à te contenter de ce qui arrive, et à ne pas perdre ta sérénité si tes activités ne prennent pas la tournure que tu souhaites malgré ton acharnement et les bons moyens que tu as employés… C’est qu’elles auront pris la « tournure » que Dieu voulait qu’elles prennent. » [17]

Cultiver la « conscience de la filiation divine »

Il est à noter que saint Josémaria ne signalait pas comme fondement de l’esprit de l’Opus Dei la filiation divine mais la conscience de la filiation divine. Il ne suffit pas d’être enfants de Dieu mais encore faut-il que nous nous sachions enfants de Dieu, de sorte que notre vie s’imprègne de cette conscience. Avoir cette assurance dans le cœur, voilà le fondement le plus solide ; la vérité de notre filiation divine devient alors opérante au point d’avoir des répercussions concrètes sur notre vie.

Pour cultiver cette conscience il est bon d’approfondir cette réalité dans la tête et dans le cœur. Dans la tête d’abord, en méditant dans notre prière les passages de l’Écriture qui parlent de la paternité de Dieu, de notre filiation, de la vie des enfants de Dieu. Cette méditation peut bénéficier de l’éclairage fourni par beaucoup de textes de saint Josémaria sur notre condition d’enfants de Dieu [18] ou par les réflexions d’autres saints et écrivains chrétiens [19].

Il n’y a pas de défaite pour celui qui souhaite accueillir chaque jour l’Amour de Dieu. Même le péché peut devenir l’occasion de nous rappeler notre identité par un retour auprès du Père, qui tient à sortir à notre rencontre en criant : « Mon fils ! Mon fils ! »

Dans le cœur, nous pouvons approfondir notre condition d’enfants de Dieu si nous accourons au Père avec confiance, si nous nous abandonnons à son Amour, si nous actualisons notre attitude filiale avec ou sans des mots et si nous n’oublions jamais l’Amour qu’il nous porte. Une bonne méthode consiste à s’adresser à lui par de courtes invocations ou oraisons jaculatoires. Saint Josémaria suggérait celle-ci : « Appelle-le « Père » souvent dans la journée et dis-lui, seul à seul, dans ton cœur, que tu l’aimes, que tu l’adores, que tu ressens la fierté et la force d’être son fils. » [20] Nous pouvons aussi nous servir des certaines prières qui nous aident à faire face à chaque journée, en ayant l’assurance de nous sentir enfants de Dieu, ou à les achever dans la reconnaissance, la contrition et l’espérance. Le pape François proposait aux jeunes la suivante : « Seigneur, je te remercie parce que tu m’aimes ; je suis sûr que tu m’aimes ; fais-moi aimer ma vie !” Non pas mes défauts, qui doivent être corrigés, mais la vie, qui est un grand don : c’est le temps d’aimer et d’être aimés. » [21]

Revenir à la maison du Père

On a dit de la famille qu’elle est « le lieu où l’on retourne », où nous pouvons nous refaire et nous reposer. Elle l’est particulièrement en tant que « sanctuaire de l’amour et de la vie » [22], comme saint Jean Paul II aimait à le dire. C’est que nous y retrouvons à sa source même l’Amour qui donne un sens et une valeur à notre vie.

Pareillement, de nous sentir enfants de Dieu nous permet de revenir à lui avec confiance lorsque nous sommes fatigués, qu’on nous a malmenés ou blessés… mais aussi lorsque nous l’avons offensé. Revenir au Père c’est une autre manière d’avoir cette attitude « d’abandon et d’espérance ». Il convient de méditer souvent la parabole du père qui avait deux fils, rapportée par saint Luc (cf. Lc 15, 11-32). « Dieu nous attend, comme le père de la parabole, les bras ouverts, bien que nous ne le méritions pas. Notre dette n’a pas d’importance. Comme l’enfant prodigue, nous n’avons qu’à laisser parler notre cœur, éprouver la nostalgie du foyer paternel, nous émerveiller, et nous réjouir de ce don que Dieu nous a fait de pouvoir nous appeler et d’être vraiment, malgré tant de manquements à la grâce, ses enfants. » [23] Sans doute ce fils a-t-il à peine pensé à la douleur de son Père ; il avait surtout la nostalgie des petits soins dont il était entouré dans la maison paternelle (cf. Lc 15, 17-19). Il décide d’y retourner pour n’y être qu’un mercenaire parmi les autres. Cependant son Père l’accueille. Il sort à sa rencontre, se jette à son cou et l’embrasse tendrement, tout en lui rappelant son identité ultime : il est son fils. Il dispose aussitôt qu’on lui rende ses vêtements, les sandales, l’anneau… les signes de cette filiation que pas même son mauvais comportement n’a pu effacer. « Il s’agissait en fin de compte de son propre fils, et aucun comportement ne pouvait altérer ou détruire cette relation. » [24]

Quoiqu’il nous arrive de voir Dieu comme un Maître dont nous sommes les serviteurs ou comme un Juge froid, il n’en reste pas moins fidèle à son Amour de Père. La possibilité de nous rapprocher de lui après nos chutes est toujours une magnifique occasion de le découvrir. En même temps, tout cela nous révèle notre propre identité. Ce n’est pas uniquement qu’il a décidé de nous aimer « sans raison particulière », mais que, gratuitement, nous sommes réellement fils de Dieu. Nous sommes fils de Dieu et rien ni personne ne pourra jamais nous enlever cette dignité. Pas même nous. C’est pourquoi, devant la réalité de notre faiblesse et du péché, conscient et volontaire, ne nous laissons jamais envahir par le désespoir. Comme saint Josémaria le signalait, « cette conclusion n’est pas le dernier mot. Le dernier mot, c’est Dieu qui le dit, et c’est l’assurance de notre filiation divine. » [25]

Occupés à aimer

La conscience de la filiation divine change tout, comme elle a changé la vie de saint Josémaria lorsqu’il a fait inopinément cette découverte. Comme notre vie intérieure est différente lorsque, au lieu de la fonder sur nos progrès ou nos résolutions, nous la centrons sur l’Amour qui nous précède et nous attend ! Si quelqu’un accorde la priorité à ce qu’il fait, sa vie spirituelle tournera presque exclusivement autour de son amélioration personnelle. À la longue, non seulement ce genre de vie comporte le risque de laisser dans l’oubli l’amour de Dieu, dans un recoin de l’âme, mais il peut aussi conduire au découragement, car dans ces combats chacun resterait seul face à l’échec.

En revanche, si nous nous centrons sur ce que Dieu fait, si nous nous laissons chaque jour aimer de lui, en accueillant le Salut, la lutte prendra une autre tournure. Si nous sommes victorieux, l'action de grâce et la louange viendront naturellement ; si nous sommes défaits, notre rapport à Dieu consistera à retourner avec confiance auprès du Père, en lui demandant pardon et en nous laissant embrasser par lui. Dans ces conditions, on comprend que « la filiation divine n’est pas une vertu particulière, possédant ses propres actes, mais la condition permanente du sujet des vertus. C’est pourquoi on n’agit pas en enfant de Dieu en posant certains actes ; c’est l’ensemble de l’activité et la pratique des vertus qui peuvent et doivent être l’expression de la filiation divine » [26].

Il n’y a pas de défaite pour celui qui souhaite accueillir chaque jour l’Amour de Dieu. Même le péché peut devenir l’occasion de nous rappeler notre identité par un retour auprès du Père, qui tient à sortir à notre rencontre en criant : « Mon fils ! Mon fils ! ». De cette conscience naîtra, comme chez saint Josémaria, la force dont nous avons besoin pour nous remettre en marche à la suite du Seigneur. « Je sais que vous et moi, avec détermination, avec la lumière et l’aide de la grâce, nous allons découvrir ce qu’il faut brûler, et nous le brûlerons : ce qu’il y a à arracher, et nous l’arracherons ; ce qu’il y a à donner, et nous le donnerons » [27]. Or, nous ferons cela sans nous mettre la pression ni nous décourager, en essayant de ne pas confondre l’idéal de la vie chrétienne et le perfectionnisme [28]. Ainsi nous vivrons attentifs à l’Amour que Dieu nous porte, occupés à aimer. Nous serons comme des petits enfants qui ont découvert peu à peu l’amour de leur Père et souhaitent l’en remercier de mille manières, en répondant, peu ou prou, avec tout l’amour qu’ils sont capables de lui témoigner.

D'après Lucas Buch


[1]. F. Ocariz, Lettre pastorale 14 février 2017, n° 30.

[2]. Ibid. Cf. Saint Josémaria, Chemin, n° 961 ; Amis de Dieu, n° 239.

[3]. Saint Josémaria, Quand le Christ passe, n° 97.

[4]. Forge, n° 540.

[5]. Saint Catherine de Sienne, Dialogue, c. 167.

[6]. Saint Cyrille de Jérusalem, Catéchèse 16, 16.

[7]. Saint Josémaria, Méditation, 24 décembre 1969 (dans A. Vazquez de Prada, Le Fondateur de l’Opus Dei, vol. I, Le Laurier, Paris, p. 388.

[8]. Saint Josémaria, Notes intimes n° 1637 (dans A. Vazquez de Prada, Le Fondateur de l’Opus Dei, vol. I, Le Laurier, Paris, p. 465.

[9]. Quand le Christ passe, n° 64.

[10]. Pape François, Homélie lors de la messe solennelle d'inauguration de son pontificat, 19 mars 2013.

[11]. Pape François, Homélie, 31 juillet 2016.

[12]. Benoît XVI, Homélie lors de la messe solennelle d’inauguration de son pontificat, 24 avril 2005.

[13]. Saint Josemaría, Lettre 25 janvier 1961, n° 54 (dans E. Burkhart, J. López, Vida cotidiana y santidad en la enseñanza de San Josemaría, vol. 2, Rialp, Madrid 2013, p. 20, note 3).

[14]. Saint Josemaría, Notes prises lors de sa prédication, 6 juillet 1974, dans E. Burkhart, J. López, Vida cotidiana y santidad en la enseñanza de San Josemaría, vol. 2, p. 108.

[15]. F. Ocariz, Lettre pastorale, 14 février 2017.

[16]. Amis de Dieu, n° 143.

[17]. Saint Josémaria, Sillon, n° 860.

[18]. Cf. par exemple. F. Ocáriz, “Filiación divina” dans Diccionario de san Josemaría Escrivá de Balaguer, Monte Carmelo, Burgos 2013, pp. 519-526.

[19]. L’Année jubilaire de la Miséricorde nous a permis d’en redécouvrir quelques-uns. Cf. Conseil pontifical pour la nouvelle évangélisation, Miséricordieux comme le Père. Jubilé de la Miséricorde 2015-16.

[20]. Amis de Dieu, n° 150.

[21]. Pape François, Homélie, 31 juillet 2016.

[22]. Saint Jean Paul II, Homélie, 4 mai 2003.

[23]. Quand le Christ passe, n° 64.

[24]. Saint Jean Paul II, Enc. Dives in misericorde (30 septembre 1980), n° 5.

[25]. Quand le Christ passe, n° 65.

[26]. F. Ocáriz – I. de Celaya, Vivir como hijos de Dios, Eunsa, Pamplona 1993, p. 54.

[27]. Quand le Christ passe, n° 66.

[28]. Cf. F. Ocariz, Lettre pastorale 14 février 2017.