Pour une culture du dialogue (2)

Deuxième volet de l'article de Jutta Burggraf, professeur de la Faculté de Théologie de l’Université de Navarre, sur le dialogue.

À la recherche de solutions prudentes

Que faire alors? Voici ce qui est arrivé à Ida Friederike Görres, écrivain allemand. Vers 1950, on lui a demandé comment elle arrivait à avoir des idées si claires et à faire des analyses si pertinentes sur la situation sociale de l’époque. Elle répondit : « Je ne lis aucun journal. Je peux ainsi concentrer mes forces. Ce qui est important, je vais de toute façon l’apprendre». Cette attitude est certes discutable et n’est pas à imiter, en principe. Mais cela nous fait réfléchir. Aujourd’hui, cinquante ans plus tard, le volume de l’information reçue tous les jours s’est démultiplié et spécialisé, tout à la fois. Les connaissances de l’humanité se multiplient par deux tous les quatre ans[i]. Il est donc difficile d’avoir des convictions personnelles sans prendre du recul par rapport aux médias. Dostoïevski dit bien que : « Être seul de temps en temps est plus nécessaire à la personne que de manger ou de boire »[ii].

Éviter des attitudes défensives

On peut comprendre que d’aucuns adoptent une attitude défensive : ils interdisent la télévision aux enfants, n’en ont même pas chez eux. Cette radicalisation peut être enrichissante pour la vie de famille ou pour la culture personnelle[iii]. Toutefois, elle n’est pas la plus appropriée au défi de notre temps : le projet culturel ne peut pas se passer des apports du petit écran qui joue un rôle déterminant en tant que point de rencontre entre le monde de la communication sociale et celui des autres formes culturelles. De nos jours, les contrôles et les censures ne servent pratiquement à rien. Un enfant peut avoir accès par câble ou par satellite à toutes les informations, voir tous les programmes nuisibles dans les bars, dans les bus, dans la rue, chez des amis ou chez lui lorsque les parents sont partis, et cela s’il n’a pas une télévision dans sa chambre, comme pratiquement tous les enfants en occident. On dit qu’une brave dame avait beaucoup discuté avec ses enfants à propos d’un film d’une rare violence : les enfants voulaient le voir, les parents le leur ont interdit. Or, ce film passait à la télévision lorsque cette dame et son mari n’étaient pas chez eux. Ne sachant pas si les enfants obéiraient ou pas, elle prit la télé dans sa voiture. Les enfants regardèrent le film chez leurs voisins.

Les interdits ne mènent à rien. Le but n’est pas de renoncer à la télé. C’est utopique et peu alléchant. Il faut faire un plus grand effort pour aider les enfants, avoir des arguments solides, s’en servir à bon escient. Avoir une attitude critique positive en y voyant les avantages et les inconvénients.

La télévision n’est pas un ennemi. Elle n’est pas forcément abrutissante. Elle peut être une bonne amie, un instrument efficace au service de la culture et de l’éducation. Un directeur de chaîne allemande assure que « la télévision rend les intelligents plus futés et les sots plus bêtes encore »[iv]. Tirons-en la leçon. Pour y arriver, il faudrait voir la télévision avec les enfants, en parler après. On ne s’en méfierait plus, elle serait devenue un co-éducateur, au sens le plus large du mot.

Elle peut élargir notre horizon, transmettre d’authentiques valeurs. On peut s’impliquer dans le choix des programmes en envoyant des messages aux directeurs, par le biais de séances de travail. De ce fait, on quitte l’anonymat et la passivité, propres au consommateur passif. Chacun peut contribuer à faire « une télévision à visage humain », une télévision à la mesure de l’homme et non pas un homme à la mesure de la télévision.

S’adapter à la situation actuelle

Il faut, en effet, donner un « visage humain » non seulement aux moyens électroniques mais à toute notre société. Pour y arriver, il nous faut tout d’abord « être humains » nous-mêmes, vivre au niveau de nos possibilités, nous efforcer d’être nous-mêmes, ni automates, ni marionnettes, d’être ouverts aux autres.

La globalisation a provoqué un grand changement culturel dans des milieux traditionnellement homogènes. Or ceci ne devrait pas nous déconcerter. Il ne devrait pas y avoir de cercles conservateurs avec des gens soucieux et angoissés regrettant le temps passé. L’un des atouts essentiels du monde est son constant devenir. Notre vie est différente de celle d’il y a vingt, cinquante, cinq cents ans. Notre temps n’est pas une voie extérieure que nous parcourons. Nous sommes notre temps. Il est notre façon d’être, de percevoir la réalité, il est notre mentalité, notre expérience et la formation que nous avons reçue, notre sensibilité et nos goûts, tous nos rapports humains.

Qui veut peser sur le présent doit avoir une attitude positive par rapport au monde où il évolue. Il ne doit pas regarder le passé avec nostalgie et résignation mais adopter une attitude positive face au moment historique concret : être au niveau des événements nouveaux qui sont le cadre de ses joies, de ses soucis, de ses projets, de ses désillusions, de tout son style de vie. « Dans l’histoire du monde, il n’y a qu’une heure importante, l’heure présente » dit Dietrich Bonhoeffer[v].

Le changement des mentalités nous invite à exprimer nos convictions personnelles différemment afin que ceux qui ne les partagent pas arrivent à les comprendre. « Bien évidemment, je ne suis pas prêt de changer mes idées au gré des temps. Mais je suis en mesure de tout reformuler pour être au niveau des temps, parce que j’aime mes idées et mes frères et que si je parlais une langue morte, si j’avais des points de vue dépassés, j’enterrerais mes idées et ne communiquerais avec personne »[vi].  Être ouverts au monde

Qui que ce soit, quels que soient ses points de vue erronés, possède en quelque sorte une partie de la vérité : le bien peut exister sans être mélangé au mal, mais il n’existe point de mal qui n’ait pas une part de bien[vii]. Ceci étant, nous pouvons apprendre de tous. Si nous cherchons à comprendre notre monde, nous devons élargir continuellement notre horizon, approfondir la vérité que nous avons atteinte et la chercher là où elle peut se trouver, c’est-à-dire, partout. Autrement dit, nous devons être prêts au dialogue, spécialement avec ceux qui sont différents de nous.

Ceci est à la base de la bonne entente de tous, et fait que les gens se sentent appréciés. Cette attitude nous permet aussi de grandir personnellement, elle est celle de quelqu’un qui part longtemps à l’étranger. À son retour, il mesure tout ce qu’il a appris : il voit ce qu’il voyait avant, mais avec un autre regard. Il peut mieux faire la part de l’essentiel et de l’accidentel. Il a une certaine souplesse pour s’adapter à de nouvelles situations. Aussi, les entreprises aujourd’hui embauchent plutôt celui « qui a une expérience extérieure », indépendamment des zones où il a évolué. Ce qui compte c’est qu’il ait vécu à l’étranger et qu’il soit revenu chez lui. [i] Cf. P. HAHNE, Schluss mit lustig. Das Ende der Spassgesellschaft, Lahr/Schwarzwald 2005, p.119.

[ii] F. M. DOSTOIEVSKI, cit. dans Anselm GRÜN, 50 Engel für das Jahr, Freiburg-Basel-Wien 2000, p.53.

[iii] De même, Tonino GUERRA, le “poète” qui inspirait Federico Fellini,le grand cinéaste, eut une idée saugrenue: “Éteignons nos télévisions pendant toute une année. Les valeurs, la fantaisie, la spiritualité renaîtront dans le coeur de tous”. Cf. Las sanas provocaciones del Festival del Cine Espiritual, Agence internationale "Zenit", 19-XI-1998.

[iv] H. GIESECKE, Wozu ist die Schule da? Die neue Rolle von Eltern und Lehrern, 2ª ed. Stuttgart 1997, p.38.

[v] D. BONHOEFFER, Predigten, Auslegungen, Meditationen I, 1984, pp.196-202.

[vi] J.L. MARTÍN DESCALZO, Razones para la alegría, 8ª ed., Madrid 1988, p.42.

[vii] THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae I-IIae q.109, a.1, ad 1.

(la semaine prochaine : 3ème et dernière partie)